Lettre d’une inconnue : une ôde à la musique

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Affiche du film "Lettre d'une inconnue" de Max Ophüls ( 1948)

“Lettre d’une inconnue“ est une romance sur un fond de notes dramatiques et l’une des plus belles réalisations de Max Ophüls. À l’écran s’illustre la beauté de Louis Jourdan et la pureté de Joan Fontaine. Une oeuvre du 7e art, qui revient au cinéma le 9 février en version restaurée en 4K. 

Que serait le monde sans la magie du cinéma ? Depuis le 9 février, “Lettre d’une inconnue“ aura le droit à une seconde vie, grâce à une version restaurée en 4K. Une occasion en or pour (re)découvrir ce drame romanesque dans la pénombre d’un cinéma. Adapté de la célèbre nouvelle de Stefan Zweig ,publiée en 1922, c’est Max Ophüls qui en exil aux États-Unis réalise ce chef-d’oeuvre en 1948. William Dozier qui est à l’origine du film mettra quatre ans avant de faire adapter le récit pour le grand écran. 

Le long-métrage met en scène Vienne, dans les années 1900. À la veille d’un duel avec un mari trompé, Stefan Brand ( Louis Jourdan), un célèbre pianiste sur le déclin, reçoit une lettre d’une certaine Lisa Berndle, l’une de ses voisines (Joan Fontaine). Devant ces mots qui défilent, l’homme est mal à l’aise : comment a-t-il pu oublier cette femme qu’il a rencontré trois fois ? Celle où il emménagea à côté de chez elle, celle où il l’emmena faire le tour de Vienne ou encore leur dernière, lors d’une représentation à l’Opéra. Lisa, éperdument amoureuse ne vit que par et pour lui et gardera même son enfant qui sera élevé par ce diplomate qu’elle a épousé par dépit. 

William Dozier un dur à cuire 

Mais avant que “Lettre d’une inconnue“ devienne l’un des films les plus importants du 7e art et de la filmographie de Max Ophüls, s’en est suivi de longs mois de négociations et de travail. Dans un premier temps, l’histoire est considérée comme infilmmable. Stefan Zweig a fait de cette histoire, un récit bien trop littéraire pour faire revivre le passé. Mais c’est surtout pour une question de censure à cause du code Hays, qu’il est compliqué d’en faire un scénario : le ton est long et parfois enfiévré. D’autant plus, le scénario pourrait choquer puisque la jeune femme écrit cette lettre devant son enfant illégitime et sans vie. À l’époque, le public pourrait s’offusquer. Puis, il y a l’ennui de ses monomanies et de ces répétitions. 

En 1945, William Dozier, devient vice-président et chef de production adjoint de Universal International, et surtout il vient d’épouser Joan Fontaine, qu’il voit comme l’actrice principale pour incarner Lisa. Dozier ne lâche pas l’affaire et face à Joseph Breen, qui dirige le bureau de censure, il se voit à nouveau refuser le projet. Si beaucoup auraient baissé les bras, ce n’est pas vraiment dans le caractère de Dozier qui veut son adaptation de “Lettre d’une inconnue“ et même s’il doit utiliser la ruse. Le 23 septembre 1946, c’est dans une lettre à destination de Breen, qu’il lui fait part de son engagement à dénaturer quelques détails de l’histoire. Il propose qu’au lieu que Stefan soit un romancier à succès, il soit un grand médecin “sur le point de se voir décerner le Prix Nobel. Une fois lu la lettre de l’inconnue, il refuse la récompense parce qu’il s’en indigne.“  Cette version, qui se veut plus sage, sera dans les mains de Max Ophüls et de son scénariste Howard Koch plus incriminantes. 

Une belle collaboration

Max Ophüls arrive sur le projet, grâce à Howard Koch, qui avait vu “Liebelei“ (1933) en Europe. Il le suggère à John Houseman en charge de produire le film, lui glissant qu’il est le meilleur réalisateur pour ce genre d’histoire. De plus, Koch ose la menace : il travaillera sur le projet que si Ophüls est engagé. Houseman n’a d’autre choix que d’accepter. Entre Koch et Ophüls, la collaboration était presque comme une évidence tant les deux hommes s’entendent à merveille et ont un accord artistique commun. Seule la distribution n’a pas été du ressort d’Ophüls, puisque Louis Jourdan et Joan Fontaine sont déjà sur le projet. 

 

 
 
 
 
 
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N’ayons pas peur de dire que Joan Fontaine est quelque peu “favorisée“ par son époux. Cependant, John Houseman ne voyait qu’elle, pour jouer à la fois une jeune femme de 16 ans amourachée d’un homme plus vieux qu’elle et une femme d’une trentaine d’années, mariée et infidèle à son mari. Et puis, qui d’autre dans le rôle d’un séducteur, à l’âme d’artiste que Louis Jourdan ? D’après Philippe Garnier, dans son ouvrage “Générique, la vraie histoire des films“, Max Ophüls, disait même de l’acteur qu’il était un “joli garçon“, avec une “belle prestance, culture, bon anglais“ et qu’il “avait tout pour lui, sauf le sexe“. Ainsi, Joan Fontaine et Louis Jourdan, tous deux réunis à l’écran sont hypnotiques, tant par leur beauté, que par la justesse du jeu. 

Le temps s’envole 

De par cette lettre, qui raconte une longue période de la vie de Lisa, le temps n’est plus. Si les images défilent mettant en lumière différentes passages de leur vie, Stefan lui, est toujours assis à son bureau prenant conscience de chaque mots et détails sur sa rencontre avec cette inconnue. Le temps s’envole lors de cette longue nuit ensemble, qui n’en finit jamais comme si cela faisait des jours qu’ils arpentaient les rues de Vienne. Le temps n’existe plus non plus dans ce train de forains, où ils se laissent bercer par leurs souvenirs de jeunesse. Stefan ose même demander à la foraine de remettre toutes les toiles depuis le début, pour faire durer ce moment. Une scène qui fait écho à ce passé qui est finalement le maître du temps de l’histoire, référencé aussi par l’importance des escaliers. Dès les premières minutes au dénouement, Lisa ne cesse de monter et descendre les marches. Ils sont le reflet de ses nuits et de ses journées à attendre l’homme qu’elle aime. Vecteurs d’amour et de désir, ils représentent aussi la déchéance et le chagrin. Quant à Vienne, elle est un élément central de leur idylle, parfois même personnifiée. 

L’amour sous le regard de Vienne 

Vienne est toujours présente, elle est le centre du désir. Elle incarne le rôle de spectateur, tout en étant actrice de ce jeu entre les amoureux. Elle se place devant et derrière la caméra, mais sans jamais vraiment être montrée, tant la caméra aime à filmer ces amants dans le passé, et les expressions du visage de Stefan dans le présent. Vienne se transforme peu à peu comme une grande-ville théâtre et se change constamment, pour s’adapter aux émotions de Lisa et ses fantasmes. Ce sentiment de ville théâtre n’est d’ailleurs peut-être pas anodin, puisque Philippe Garnier, nous apprend que nombreux décors sont peints comme la merveilleuse grande roue, dans la scène du Prater. Et si le passé et Vienne sont les témoins de cet amour de Lisa envers Stefan, n’est-ce pas la musique, la première source de ses sentiments ? 

L’amour par la musique 

Et si Lisa n’aimait pas Stefan, si elle aimait seulement sa musique et l’image qu’elle se fait de cet homme ? Dans “Lettre d’une inconnue“, la musique révèle de la diégèse. C’est par les notes de piano, composées par Stefan que Lisa va tomber amoureuse de lui, sans même l’avoir vu. Dans la première partie du film, la musique est le lieu de cette rencontre amoureuse. Grâce à elle, elle s’imagine cet homme assis face à son clavier en train de chercher les bons accords. Elle se raconte sa propre histoire tout en l’écoutant répéter Un Sospiro de Lizst. Aucun détail n’est laissé au hasard, puisque ce chant évoque le rêve, la romance… Le spectateur ne peut que se sentir happé par cette passion qui anime les personnages : elle pour son voisin, lui par son art. 

Du jour au lendemain, la vie de Lisa bascule. Sa mère incarnée par Mady Christian, lui annonce qu’elle va se marier et qu’elles sont dans l’obligation de déménager. Comment va pouvoir vivre la jeune fille sans son pianiste ? Lisa se retrouve à Linz. Sa mère et son beau-père s’inquiètent pour elle, toujours seule. Ils arrangent une rencontre, avec le fils du colonel. Il est un beau garçon, Lisa ne peut le nier. La musique est toujours présente dans les rues de cette nouvelle ville, notamment lorsqu’il lui demande ce qu’elle aimait à Vienne en sous-entendant, la présence accrue de la musique. À Linz, elle n’y est plus romantique, mais folklorique. Elle ne traduit plus l’histoire de Lisa et de son amour secret, mais s’adresse à tous. La jeune femme ne peut le supporter, elle a besoin de son musicien. 

Quand n’a plus de sens

De retour à Vienne, elle se balade dans le froid glacial de l’hiver… Elle s’arrête au coin d’une rue et regarde un choeur chanter. Un moment suspendu dans ce temps perdu, puisqu’elle traduit la première rencontre entre les deux personnages. Vient le temps des adieux. Stefan doit quitter sa belle pour une tournée. Il lui promet de revenir… Elle s’éloigne de dos, la musique est toujours là, mais cette fois-ci ce n’est plus l’amour qu’elle retranscrit, mais celle de l’abandon. Ils se retrouveront quelques années plus tard, à l’Opéra. Un lieu qui n’est pas vraiment une surprise. Elle se tient aux côtés de son mari, quand elle aperçoit celui qu’elle a toujours aimé. Lisa est tourmentée, jusqu’à ce que l’air de l’Opéra commence et refait naître ses sentiments. Stefan, troublé par la beauté de cette femme qu’il a l’impression d’avoir déjà vu la suit et lui propose de l’amener chez lui. Son appartement n’a pas changé, mais lui a perdu sa flamme musicale et sans elle que lui reste-t-il ? À quoi va bien se raccrocher Lisa, lui qui ne la reconnaît même plus… il n’y a plus d’espoir pour cet amour, plus d’avenir possible, alors elle fuit sur un air dramatique. 

Quand le masque tombe 

La musique permet à Lisa d’imposer son propre point de vue au spectateur. Son amour, qu’elle porte pour lui grâce à ce piano, oblige le public à le voir comme l’un des plus grands pianistes. Mais cette dernière scène, où elle réalise qu’il n’est plus celui qu’elle pensait, fait prendre conscience qu’il n’a jamais été ce grand musicien tant vénéré. Stefan n’est pas et n’a jamais vraiment été un grand musicien. Il était seulement un homme sans coeur, qui a gâché son talent animé par sa mondanité. Il se contentait de séduire ses nombreuses conquêtes dont Lisa, qui en était une de plus, parmi tant d’autres. 

Lettre d’une inconnue“ est un va-et-vient entre la rencontre et l’oubli qui met en péril la relation entre les personnages. Mais à chaque acte sur sa vie, Stefan prend un air grave ou sourit face à son passé décrit par la plume de Lisa. C’est comme si grâce à elle, sa mémoire lui revenait peu à peu… Ces mots s’offrent à lui, comme la clef d’une seconde chance, comme l’acceptation de qui il est vraiment. Peut-être que cette lettre est la partition qui manquait à sa vie ?